Miroirs
#2
Tout est paysage

Biennale Art Contemporain et Patrimoine, parc d’Enghien


De 14h à 18h - tous les jours du 8 au 23 septembre 2018

Jean-Marie Bytebier

www.bytebier.com

I see Nobody on the road…

Je ne vois Personne sur la route, répondit Alice.
Je donnerais cher pour avoir des yeux comme les vôtres, fit observer, d’un ton irrité, le monarque.
Être capable de voir Personne, I’Irréel en personne!
Et à une telle distance, par-dessus le marché!*

Lewis Carroll (Through the Looking-Glass/À travers le Miroir)
*traduction : Henri Parisot, Aubier-Flammarion, 1971

On n’a pas besoin d’une vue surnaturelle pour voir ce qui échappe aux autres – ce qui est normalement caché. Quelques tableaux de JeanMarie Bytebier suffisent pour lever le voile.

Ce voile est l’écart Kantien entre le monde tel qu’il est : pulsant, énigmatique, vital, et le monde tel que nous le percevons : compréhensible, dissimulable, négociable.
Mais quand il aura offert assez sur l’autel des muses, un artiste – comme Alice: à travers le miroir – peut parfois capturer un joyau, le polir et s’enorgueillir comme un Prométhée moderne, le donner à ceux qui veulent voir, ou à ceux qui vont l’ajouter à leur trousse de survie.
Jean-Marie Bytebier utilise non seulement le langage de la peinture et de la toile, mais aussi un langage plus ancien, le langage visuel atavique de la nature.

L’inspiration vient souvent au cours d’une promenade. Un biologiste du détail: un arbuste oscillant dans le vent, une nuance de couleur saisissante dans la lumière du soir filtrée par le feuillage. Quelque chose fascine. Le peintre suit Robert Walser dans son voyage de la grande ville au petit lac du Griffon inconnu pour se perdre dans cette scène qui concentre l’objectif de notre observation au-delà de l’évidence de la perception quotidienne.
Mais les détails intrigants restent en fine illisibles. Parce qu’une grande partie de ce qui nous anime est aussi invisible pour nous. L’expérience est éphémère et pourtant elle indique une vérité plus profonde.

Alors qu’est-ce donc cette vérité? Que tout est fluide, que tout est en mouvement ? Nous analysons et des lignes spectrales telluriques indiquent la présence d’une dynamique sans précédent. La nature fourmille et bourdonne, gonfle et mûrit, s’étend et se rétrécit. Vous ne pouvez imaginer que si vous pressez votre oreille contre les tableaux, vous pouvez entendre le tortillement des insectes, le bruissement des feuilles, le murmure d’une source, mais aussi le soupir des pierres et finalement la vibration de la mousse quantique tourbillonnante de la création, l’accord divin, le tonus de l’être.

Certains tableaux peuvent également être tournés d’un demi-tour sans perdre leur message. Ils n’ont pas besoin d’un gyroscope pour déterminer leur position dans le champ de force des significations. De plus, lorsque vous les découpez, les fragmentez et les recombinez – ce que fait d’ailleurs le peintre – ils ne forment qu’une nouvelle histoire au sein d’une même épopée. Ce sont des fractales qui montrent leur pertinence à tous les niveaux. C’est l’éternel retour, capturé dans un coloris finement maillé.

Ou bien la vérité est-elle celle du temps en termes de durée ? C’est Henri Bergson qui nous a enseigné que notre conscience profonde est une expérience du temps qui dure. Nos sentiments et nos pensées ne peuvent pas être alignés les uns avec les autres, mais forment une échelle temporelle ininterrompue de sensations qui s’influencent les unes les autres de manière continuelle. Paradoxalement, nous ne pouvons vivre cette expérience du temps que si nous nous débarrassons de l’horloge économique. Par exemple, en marchant dans la nature et en s’y cachant dans les courants d’air du temps, aux rythmes chthoniens des saisons et des marées. Ou en se promenant parmi les tableaux exposés ici, dans lesquels le temps est vécu de myriades de manières. Comme dans le combat agonisant et lent entre la pierre et la mousse ou le calcaire et le vent. Ou dans l’indifférence avec laquelle les anciennes forces tectoniques râclent la verdure fraiche et délicate d’un nouveau printemps. Partout où une éphémère peut rêver dans une chronologie de siècles.

Il est certain que nous ne rencontrerons pas de gens lors de ce voyage. Si nous devons rencontrer quelque chose dans cette forêt, c’est le Cthulhu de Lovecraft. Mais il n’y a pas de gens. Ce n’est pas comme s’ils viennent de quitter le tableau. Il n’y a pas de récit. Les peintures ne racontent pas d’histoires apaisantes. Ne nous enseignent-ils pas que nous devons chérir la nature comme source de vie ou d’inspiration ? Peut-être que oui, mais peut-être que non. Dehors, la nature est devenue un espace intermédiaire, où nous allons faire du vélo pendant une heure ou deux le week-end. Peut-être avons-nous besoin d’un artiste pour revoir la nature sous sa vraie forme. Et c’est précisément dans ce traitement que nous voyons le but éthique. En suivant de près l’appel subjectif qui émane du détail. De cet élément fascinant sur lequel le regard est focalisé et qui suggère quelque chose du ménage têtu du désir.
Cela inclut le respect de la matière première, de la nature, qui est devenue fluide en tout et qui s’écoule en nous.

Et cette nature, elle ne se laisse jamais saisir.
Mais laissez au peintre l’essayer.

Ludo CONSTANT,
mars 2018

www.bytebier.com

Visuel 1 : I see nobody on the road, 2018, acrylic sure toile, 240 x180 cm © Karel Moortgat/ courtesy re(d) gallery

© Jean-Marie Bytebier

© Jean-Marie Bytebier